PÉRIGNAC : PAICHEL ET TISON

Paichel, ce pauvre clochard qui venait de vivre une drôle d’aventure avec les anges fugueurs fit quelques jours plus tard un rêve fort étrange. Étais-ce plutôt un cauchemar puisque normalement rêver à l’enfer n’a rien de reposant? Notre homme se voyait assis sur un trône et gouvernait le royaume des fées. Écrasé dans sa chaise et plaçant ensuite une jambe par dessus le dossier, ce fichu monarque manquait vraiment de classe!

On venait de frapper à la porte du palais et une fée s’empressa de venir annoncer au souverain qu’une délégation de Chouvertin désirait le rencontrer. Chouvertin était l’une des mille et une régions du vaste royaume enchanté. Ses habitants, comme on s’en doute, cultivaient des choux verts. Lorsque Paichel vit les petits bonshommes verts aux dents pointues et aux cheveux hérissés, il sourit comme un enfant en voyant les gros choux que ceux-ci tenaient dans leurs bras.

- Je vous remercie de votre présent, mes chers amis, dit-il naïvement.

- On était justement venu pour te les faire sentir, lui répondit un mécontent en lui lançant le légume en pleine figure.

Les autres imitèrent leur confrère en traitant le souverain de “ navet pourri”. Un autre roi que celui-ci aurait vite fait pendre des gens aussi peu respectueux envers leur monarque. Mais que voulez-vous, Paichel n’était pas ce genre de vaniteux pour utiliser son titre au sérieux. Il recula pour se protéger et revint à l’attaque en renvoyant tous les choux sur ses adversaires. On assista à une véritable guerre d’épuisement entre eux. Finalement, le roi s’écrasa dans son trône et les représentants de Chouvertin s’épongèrent le front avant de s’asseoir sur le plancher.

- Il fait chaud n’est-ce pas?, demanda le roi en riant de bon coeur.

- On s’est bien amusé, je trouve!, répondit un jeune bonhomme vert.

- Tout de même, nous n’étions pas venu te rencontrer pour jouer avec des choux, maugréa un vieux de la vieille.

- D’accord, exposez-moi donc la raison de votre visite, leur dit Paichel en reprenant son sceptre royal.

- Tu devrais d’abord sentir nos choux, lui répondit froidement un agriculteur.

- Ouf, il sent vraiment étrange, finit par lui répondre le roi en grimaçant.

- Il sent le soufre de l’enfer.

- Ah bon, c’est une odeur comme une autre, répondit le roi d’un air embarrassé.

- Comme souverain, tu dois ordonner de la faire disparaître avant qu’elle gaspille toutes nos récoltes.

- Depuis quand persiste cette odeur, mes pauvres amis?

- Depuis quelques jours, dit un gros bonhomme encore essoufflé.

- C’est charmant!

- Nous sortions un matin de nos maisons en choucroute pour nous rendre dans nos champs. Nous trouvions vraiment étrange de voir de flammes s’élever derrière la cime des montagnes et surtout de sentir cette odeur nauséabonde. Nous avons songé à nous rendre là-bas, mais la chaleur était si intense en se rapprochant des collines que nous avons cru plus prudent de demeurer sagement dans nos champs. Lorsque nous avons cueilli des choux, ils sentaient déjà le pourri et le soufre.

- Wais, je pense comprendre ce qui est arrivé, mes pauvres amis, dit le monarque en secouant tristement la tête. Lorsque je vivais sur Terre, j’ai fais la connaissance de deux anges fugueurs. Malheureusement, l’un d’eux était un petit diable. J’ai conservé un excellent souvenir de ce petit Tison malgré son éducation qui laisse vraiment à désirer.

- Et alors, demanda un agriculteur à l’allure d’une échalote, tu as invité ce diable et toute sa famille à venir s’établir dans notre royaume, n’est-ce pas?

- Mais pas du tout! C’est que voyez-vous, je possède ce pouvoir de recréer dans mon royaume tous les lieux et personnages que j’ai aimé sur Terre. Lorsque j’ai songé à ce petit diable, je n’ai pas réalisé qu’un démon vit en enfer, n’est-ce pas?

En effet, Paichel voulut conserver tous ses souvenirs dans le grand livre de son cœur et oublia qu’un diable comme Tison vivait normalement en enfer. En conservant les deux anges fugueurs dans ses souvenirs, il créa un ciel et un enfer au pays des fées. Ainsi, l’enfer se trouvait malheureusement près de Chouvertin. Le ciel devait sûrement se situer non loin de l’enfer puisque ces deux mondes se toucheraient si le purgatoire n’était pas là pour les séparer! Il fallait donc trouver une manière de satisfaire les demandes des agriculteurs sans pour autant faire disparaître l’enfer. Si celui-ci faisait partie du royaume de Féerie, il était trop tard pour s’arracher les cheveux.

- Je vais voir ce que je peux faire pour vous délivrer de cette mauvaise odeur, dit le souverain d’une voix peu convaincante.

- On nous a dit que le roi Paichel était le plus puissant magicien du royaume. Nous sommes persuadés que tu régleras l’affaire en peu de temps, lui répondit l’un des bonshommes verts.

Le magicien pratiqua un petit geste rapide devant eux et disparut comme par enchantement. Il se retrouva l’instant d’après devant cette colline et entendit alors un bruit infernal qui provenait vraisemblablement derrière celle-ci. Il fut tout de même étonné de ne pas éprouver cette intense chaleur dont parlait les agriculteurs. Il n’y avait pas de feu derrière la montagne, mais une simple fournaise qui devait dater des années cent mille avant la naissance de l’homme sur terre. On aurait dit qu’elle manquait de mazout ou peut-être bien de main-d’oeuvre pour l’entretenir. Il n’y avait là qu’un vieux diable noir qui tentait de la faire fonctionner en sacrant comme un damné. Une voix lui cria au-dessus de ses cornes usées par le temps :

- Vas-tu la faire fonctionner la maudite fournaise de l’enfer, damné misérable? On gèle dans la cité depuis ce matin.

- Maître Belzébuth, lui cria le préposé en mordant son doigt pour se faire souffrir, il faudrait en acheter une autre. Elle est pleine de trous et le feu refuse de s’allumer.

- Mon maudit, si tu penses que Lucifer va faire des courbettes devant le bon Dieu pour en obtenir une autre, on va tous geler comme des crottes. Alors, débrouilles-toi pour la réparer avant que je t’arrache les cornes pour m’en faire des cure-dents!

Paichel s’approcha lentement du pauvre diable et tendit les mains devant la fournaise qui s’alluma aussitôt. Ce geste charitable fut très apprécié puisque le démon lui dit en grinçant des dents par habitude :

- Tu viens de me sauver mes cornes, étranger de malheur!

- Pourquoi me dis-tu “ de malheur ”?

- Nous sommes en enfer et on ne doit jamais souhaiter le bonheur ou la chance à notre prochain. C’est écrit dans nos règlements à la page 434, deuxième paragraphe, cinquième ligne.

Le visiteur vit alors le feu sortir de la fournaise en crachant sa flamme dans le ciel. Étrangement, il n’éprouva aucune chaleur étouffante. Le diable lui sourit en disant :

- Personne ne doit savoir que le feu de l’enfer est un simple canular. Que veux-tu, il faut bien que les élus du ciel trouvent de quoi nous plaindre, n’est-ce pas? D’en haut, ils voient uniquement des flammes, mais la chaleur est juste assez bonne pour réchauffer la capitale infernale.

- Oui, mais que faites-vous des cris de l’enfer?

- Tu veux parler de ces chanteurs qui hurlent constamment pour empêcher les anges du ciel d’envier notre royaume? Bah, nous avons notre chorale de damnés qui crient nos chants populaires. C’est évident que ce n’est pas aussi parfait que le Choeur des anges, mais on aime ça lorsque nos solistes semblent hurler de douleur. On en éprouve des frissons d’horreur.

- Ils ne souffrent pas vraiment?

- Pourquoi faudrait-il répéter les mêmes erreurs que sur Terre? Les hommes se battent véritablement pour souffrir ensuite de tous les maux inimaginables. Mais ici, nous sommes vraiment trop peureux pour jouer à la guerre. Tous les lâches et les déserteurs sont d’ailleurs en enfer.

- Tous les sadiques également?

- Bien entendu. Nous avons nos héros comme les humains. Mais entre nous, que viens-tu faire dans le royaume des damnés?

- Oh, je passais simplement par ici et j’ai alors senti une étrange odeur. Je voulais donc savoir ce qui puait autant, n’est-ce pas!

- Tu veux parler de cette odeur de soufre? On aimerait également s’en débarrasser, mais Lucifer nous demande de patienter encore un peu. Je parie que tu veux connaître l’origine de celle-ci?

- C’est évident.

- Tu aimerais le savoir pas vrai?

- Oui, cela me ferait plaisir.

- C’est bien ce que je pensais mon pauvre curieux. Vois-tu, les diables n’aiment pas faire plaisir et donc, je ne te dirai rien. Il y a sûrement quelqu’un en ville qui voudra bien t’indiquer la route à suivre pour te rendre dans le jardin de Lucifer.

- C’est de là que provient cette sale odeur, n’est-ce pas?

- Peut-être bien. Le mieux est d’emprunter l’unique route qui mène à la ville et de faire surtout attention aux feux de circulation.

- Je pense que la circulation doit être très dense en enfer.

Le visiteur prit donc sans tarder le large sentier et vit plusieurs pendus le long de celle-ci. Lorsqu’il se demanda à haute voix ce qui valut la corde au cou de ces misérables, l’un d’eux lui répondit sans attendre :

- On fait simplement notre travail, vieille galoche! Lucifer déteste les arbres le long des routes de l’enfer, mais raffole des potences vides en hiver et avec des pendus en été. Tu vois bien qu’il nous aime pour nous confier ce noble travail!

- Je ne sais vraiment pas si j’aimerais passer l’éternité à me balancer au bout d’une corde, lui répondit l’étranger en se massant le cou.

- Ici, l’éternité dure à peine quelques jours. Ensuite, on peut prendre notre pause-café.

- Ah bon, c’est très intéressant.

Paichel se demandait sérieusement si l’enfer n’était pas plutôt un asile psychiatrique pour malades incurables. Il arriva bientôt devant un damné feu de circulation. C’était un diable enflammé qui s’amusait à se jeter au milieu de la route pour ennuyer les passants en criant : “ On doit arrêter devant le feu rouge, vous autres”. Mais personne ne s’arrêtait ce qui frustrait drôlement cette torche vivante. Le visiteur en vit d’autres se faire éteindre par quelques petits démons espiègles qui couraient derrière eux afin de les arroser avec leur urine. Franchement, cet endroit réservait toutes sortes de surprises pour quelqu’un qui possédait quelques notions de civisme.

Le souverain de Féerie découvrit enfin la grande cité de l’enfer dans toute sa laideur. Tous les immeubles étaient croches, sales, vieux et hideux. Des milliers de passants marchaient têtes basses ou même sans têtes sur le grand boulevard, tandis que des diables en motocyclettes s’amusaient à rouler à toute vitesse dans le but d’écraser le maximum de damnés. Dans cette vaste capitale, tout le monde était nu puisque la loi 102 de l’immoralité obligeait les citadins à participer à l’émancipation de l’impureté publique. Il ne fallait surtout pas punir les coupables, mais uniquement les innocents. Paichel en vit la preuve lorsqu’une femme hurla sur le coin d’une rue comme une damnée. Deux colosses cornés s’approchèrent sans se presser et la plaignante accusa aussitôt un passant d’avoir refusé de la violer.

- Pourquoi as-tu refusé de la violer?, demanda un diable au pauvre timide.

- Je voulais la respecter puisque je n’ai pas l’habitude d’abuser de la situation.

- D’accord, nous avons beaucoup d’autres innocents à fouetter aujourd’hui, lui répondit un colosse en offrant alors l’accusé à l’un des membres du cirque publique. Après quelques spectacles pornographiques, tu n’auras plus le goût de respecter personne.

Alors que l’innocent se faisait conduire dans une grande tente située au coeur de la ville, un autre citadin obligea les diables à intervenir lorsqu’il tenta de retirer son poignard dans le dos d’un inconnu.

- Lâche-moi, voyons, lui cria sa victime en le frappant au visage.

- Redonne-moi mon poignard, maudit voleur, lui répondit son agresseur au couteau.

- Que se passe-t-il ici, bandes de morpions?, questionna un cornus en les séparant.

- Il ne veut pas me laisser retirer mon poignard de son dos, cria un sadique.

- C’était à lui de ne pas me le lancer pendant que je marchais tranquillement, répondit la victime.

- Redonne-lui vite son couteau, sans quoi je vais devoir t’accuser d’empêcher un assassin de commettre des meurtres, dit froidement un diable en lui retira le poignard sans ménagement. Même si tu saignes comme un cochon, il y a des lois dans ce pays pour empêcher des victimes de porter plaintes. Alors, si tu n’as rien à faire de mal en enfer, qu’est-ce que tu fais ici?

La victime s’éloigna en disant à qui voulait l’entendre : “ L’enfer, ce n’est pas l’endroit idéal pour crever. Je vais me vider de mon sang et je n’ai même pas le droit de mourir comme sur terre?”

Paichel cherchait ce fameux jardin de Lucifer afin de savoir ce qui sentait si mauvais dans la cité. Il s’arrêta devant un restaurant, spécialisé dans les frites amères, les chiens chauds calcinés et la pudding de damnés. C’était une sorte de pâte épaisse, recouverte d’une déconfiture. Vraiment, le voyageur ne trouvait pas ce menu très appétissant! Il préféra poursuivre sa route dans une ruelle où des petits diables malfaisants jouaient à déchirer des jupons. Ils riaient tous de voir un autre démon pleurer à chaudes larmes. C’était tellement agréable de faire pleurer un camarade de classe, qu’ils ne laissèrent qu’un amas de guenilles sur le pavé sale avant de s’éloigner enchanté par le mal qu’ils venaient de faire. Le pauvre petit démon rouge s’était caché dans un coin pour pleurer face au mur du désespoir, mais Paichel posa lentement sa main sur son épaule en disant timidement :

- Tison, je vais te donner d’autres jupons si tu cesses de pleurer ainsi.

- Paichel?, s’exclama le démon en se retournant rapidement. Mais que fais-tu en enfer, crotte de damné?

- Oh, j’ai déjà visité le ciel, mais jamais l’enfer. C’est très mal ici!

- Tu as vu ce qui reste des jupons que je collectionnais? J’étais si fier de les comparer avec ceux de mon père que j’étais convaincu de pouvoir un jour le remplacer comme coureur de jupons sur Terre. Je voulais les montrer à mes camarades pour qu’ils en bavent de jalousie, mais j’aurais dû le savoir qu’ils en profiteraient pour me faire mal en les déchirant en mille morceaux!

- Je pense que si tu m’aides à découvrir ce que je recherche, il se peut fort bien que je puisses t’en offrir des milliers d’autres pour les remplacer.

- Pourquoi te serait-il plus facile pour toi d’en trouver depuis que tu ne vis plus sur terre, le père?

- Tu sembles oublier que je suis le souverain de Féerie. Il y existe sûrement quelque part des milliers de jupons qui proviennent des différentes époques sur Terre.

- Tu vas les voler pour que je puisse les emporter en enfer, n’est-ce pas?

- Non, je vais simplement utiliser mes pouvoirs pour les recréer.

- J’en veux beaucoup pour que mon ennemi sache que je les ai conquis par mes talents de guerriers, coureur de jupons. Peu importe si cela est faux, Angélo est trop niaiseux pour faire la différence entre le jupon d’une jolie dame et ce qui sert à recouvrir une lampe. D’ailleurs, s’il ose se montrer sa sainte face de carotte, je vais lui faire la guerre.

- Je pense que vous êtes souvent en guerre tous les deux.

- Nous sommes toujours en guerre, mais cette fois-ci, je vais la terminer pour qu’il crève sur son nuage de ouate!

- Allons donc, je sais parfaitement que ce chérubin est ton meilleur ami.

- Lui? Tu blagues, non? Je le déteste autant qu’il m’aime. C’est normal après tout. Un diable ne peut que détester et un ange du ciel n’a pas le droit de nous mépriser. C’est pour cela qu’on s’arrange “bien mal”!

- Je n’insiste plus, mon Tison.

- Holà, le père, je ne suis pas “ton” Tison à moins que tu penses que je sois ton fils. Mon père est le démon du midi et ma mère est la maudite misère!

- Tu souffres d’un manque d’affection, c’est évident.

- Que veux-tu que j’en fasse de l’affection en enfer? Tu veux rire de moi? Ici, on souffre par habitude et on se donne de l’infection communautaire en se baignant toujours dans la même eau du bain originel. Elle est devenue si noire et crasseuse qu’on en sort toujours avec des maladies chroniques. Avec le temps, on les attrape toutes sans exception et on souffre au moins pour quelque chose.

- Bon, tu as sans doute raison et je vais plutôt te faire une proposition. Tu dois sûrement savoir où se trouve le jardin de Lucifer, n’est-ce pas?

- Pauvre niaiseux, je te parie que c’est mon arrière grand-père qui t’a raconté cela?

- Je ne sais pas s’il s’agit du même diable, sais-tu? Est-ce que ton arrière grand-père est celui qui doit maintenir la fournaise de l’enfer en opération?

- Oui, il est l’un des meilleurs forgerons de l’enfer.

- Pas vrai! J’ai moi-même été forgeron au moyen âge.

- Est-ce que tu forgeais également des chaînes pour les damnés?

- Non, on m’a souvent demandé de créer toutes sortes d’instruments de torture pour faire plaisir à des seigneurs féodaux qui voulaient punir eux-mêmes leurs sujets.

- J’espère que tu les réalisais en te disant que tes inventions servaient à faire du mal aux autres?

- Pas du tout, je n’ai jamais voulu en faire. Par contre, je réalisais de forts jolies épées et des armures.

- Tu étais vraiment originaire des limbes pour refuser de te faire une maudite réputation dans le domaine des instruments de torture.

- Peut-être bien. Mais pour me faire de la peine, tu veux bien me dire pourquoi je suis niaiseux d’avoir cru ton arrière grand-père?

- Mais tu devrais savoir que les diables aiment être malfaisants par nature. Il voulait t’envoyer dans ce jardin tellement secret que Lucifer t’aurait crucifié en te surprenant dans ce lieu interdit.

- Hé bien, ton arrière est vraiment un précieux conseiller pour les étrangers qui visitent l’enfer pour la première fois. Selon toi, combien de pauvres malheureux a-t-il ainsi guidé vers ce jardin maudit?

- Des milliers voyons! C’est très drôle de voir des naïfs se faire crucifier autour du palais de Lucifer. Lorsque je ne vais pas à l’école des cruautés de mon quartier, je flâne souvent devant la grille du jardin afin de voir des suppliciés.

- Bon, il est probable que je comprendrai jamais la méchanceté des démons. Par contre, j’ignore si tous les diables sont menteurs, hypocrites et traîtres. Crois-tu pouvoir m’aider véritablement sans me faire regretter de t’avoir fait confiance?

- On dirait bien que tu es en colère, le père! Tu es sur le point de te damner, ma parole!

- Tison, veux-tu des jupons ou non? Si tu en veux, il va falloir m’aider à faire disparaître cette sale odeur de soufre qui gaspille les récoltes de certains agriculteurs de mon royaume.

- D’accord, je veux mille jupons et toute une caisse de sucreries. C’est à prendre ou à laisser.

- Tu es gourmand, mais ai-je le choix?

- Non, je connais l’enfer et pas toi! Je sais où se trouve la manufacture et pas toi!

- Mais de quelle manufacture parles-tu?

- Celle que Lucifer vient de faire bâtir sur une haute colline de la cité. Des esclaves y fabriquent des grosses allumettes pour protéger l’enfer contre le gel.

- Tu veux bien m’expliquer ce que craignent les démons pour fabriquer des allumettes? De quel gel est-il question?

- C’est très simple à comprendre. Il est dit que Dieu fera disparaître l’enfer un jour puisqu’il pardonnera à Lucifer de s’être éloigné de son monde originel. Cela veut dire que l’enfer deviendra un genre de paradis. Comme démons, nous serons tous rejetés dans un désert puisque les habitants du ciel nous détestent depuis toujours. On doit donc nous préparer à vivre dans ce ghetto en nous faisant une énorme provision d’allumettes géantes pour nous réchauffer. La vieille fournaise va disparaître comme l’enfer et nous serons tous condamnés à nous débrouiller sans Lucifer. Il va nous renier en retournant au ciel, mais en attendant, il nous aide en permettant au maudit Belzébuth de fabriquer des allumettes. C’est lui qui deviendra notre nouveau souverain dès que l’autre redeviendra l’ange de la Lumière.

- C’est vraiment triste de voir des pauvres diables se faire mettre à la porte de leur monde. Crois-tu que la production d’allumettes durera encore bien longtemps?

- Personne ne sait exactement ce qu’il nous faudra en allumettes pour l’éternité. Comme c’est très long d’après moi, la manufacture va fonctionner encore pour dix ou vingt mille ans.

- Wais, les agriculteurs vont m’avoir lapidé avant cela. Il faudra donc que je trouve une manière d’empêcher l’odeur de traverser à Chouvertin. Tu veux bien me conduire à cette manufacture?

- D’accord, mais n’oublie pas notre pacte.

Ce jour-là, tous les damnés s’étaient rassemblés le long de l’immense avenue principale de l’enfer afin d’assister à l’arrivée d’un long cortège, composé par les dignitaires et des illustres dictateurs qui firent trembler le monde à travers les siècles. En attendant, on se bousculait violemment pour passer le temps et plusieurs diables s’amusaient à traîner des enfants dans la boue pour ensuite les confier à leurs malheureux parents. La foule riait surtout de voir des esclaves se faire couper la tête afin qu’elles servent de boules de quilles. Les démons obligeaient des damnés à courir devant eux et cherchaient à les faire tomber en lançant celles-ci. Le plus drôle pour les spectateurs étaient de voir ensuite les décapités rechercher leurs têtes.

Paichel et Tison en profitèrent pour se faufiler à travers les ruelles. Le petit démon se disait que notre homme ne pouvait passer sans se faire remarquer puisqu’il était le seul citoyen de l’enfer à porter des vêtements. Tout de même, ils arrivèrent sans difficulté jusqu’au sommet d’une laide colline sur laquelle se dressait une grande manufacture d’allumettes. L’étranger se pinça le nez à cause de la forte odeur de soufre qui émanait d’une haute cheminée noire. Des millions d’allumettes géantes étaient cordées de chaque côte de l’usine et des diables menaçants les surveillaient comme s’il s’agissait d’un trésor inestimable.

- Si nous traversons cette cour, notre simple odeur attirera ces diables carnivores, dit Tison d’un air inquiet. Je pourrais toujours prétendre que je désire rencontrer mon oncle Belzébuth, mais dans ton cas, c’est évident qu’ils vont te bouffer avant même que tu puisses prononcer un seul mot.

- Wais, je ne pense pas qu’il soit nécessaire de nous aventurer dans cette manufacture. Si je peux me hisser jusqu’au sommet de la cheminée, il se peut que je puisse l’obstruer avec ma chemise.

- C’est quoi ton plan? Tu veux forcer la fermeture de la manufacture?

- Pas du tout voyons! J’ai simplement remarqué que la fumée va dans la mauvaise direction. Si je peux la faire dévier vers la grande ville, c’est évident que les dignitaires vont faire des pressions auprès de Lucifer pour doter l’usine d’un système de filtration.

- Moi je trouve que la fumée va plutôt de l’autre côté des collines.

- Justement, c’est de l’autre côté que se trouve Chouvertin.

- Et si tu dévies la fumée qui pue terriblement, c’est nous qui devrons la supporter?

- Pas pour longtemps, Tison. Que dirais-tu de devenir un grand inventeur?

- Mon père dit que je suis toujours le grand dernier de ma classe. Je pense qu’il a honte de moi. Il trouve surtout que je suis pas mal bizarre pour fréquenter Angélo.

- C’est à toi de prouver à ton paternel que tu es très intelligent même si tu ne réussis pas à l’école. Tu sais, lorsque je vivais sur Terre, je ne savais ni lire, ni écrire.

- Tu étais un maudit ignorant comme moi, alors?

- Très ignorant, je l’avoue. Cela ne m’empêchait pas d’être le missionnaire des Grands-Maîtres de l’invisible.

- Moi, je ne veux pas être un missionnaire, mais un mercenaire lorsque je serai grand.

- Tu feras ce que tu seras. Pour le moment, tu pourrais devenir l’inventeur d’un système qui éliminera entièrement les émanations du soufre de cette sacrée manufacture.

- Tu ne devrais pas dire la “sacrée”, mais la “maudite” manufacture. Si quelqu’un t’entendait, tu te ferais vite couper la langue pour t’empêcher de prononcer ce mot interdit en enfer.

- D’accord, je vais surveiller mon langage. À présent, voici ce que nous allons faire. Je vais grimper là-haut et faire dévier la maudite fumée noire vers la maudite ville de maudits damnés de l’enfer. Lorsque les maudits dignitaires voudront une solution rapide, c’est toi qui pourra leur présenter ta maudite invention que je vais devoir te remettre.

- Oui, là tu parles comme un vrai diable, maudit crotté!

- Wais, je te remercie du compliment.

- Cela te fait plaisir de te faire traiter de crotté?

- Énormément!

- Comment faut-il t’appeler pour que cela t’insulte alors?

- Je déteste me faire appeler Paichel puisque mon vrai prénom est Fontaimé.

- D’accord, je vais t’appeler Paichel afin de te faire de la peine à chaque fois que je vais te surnommer ainsi.

Paichel apprenait assez rapidement la psychologie des habitants de l’enfer. Elle était si simple qu’il suffisait de deviner ce qui serait déplaisant à dire dans une conversation et surtout de s’assurer que son interlocuteur soit mécontent de nos propos. Ainsi, Tison était persuadé d’agir mal en appelant Mercéür par son nom. Il ne fallait surtout pas employer des expressions comme : cela me ferait grand plaisir ou pire encore : j’en suis très heureux. Ces mots-là étaient pire à entendre que les blasphèmes.

Tison grimpa au sommet de la cheminée dès qu’il vit Paichel se battre contre un sale démon volant dont la tâche était justement de faire du vent afin de pousser la fumée en dehors de l’enfer. Le petit diable sauta bravement sur son aîné et le fit chuter dans la cheminée. Après un tel exploit, il va sans dire que notre homme le considérait comme un véritable ami.

- Ce gros démon noir va sûrement te dénoncer à Lucifer pour l’avoir fait chuter dans la cheminée, mon pauvre Tison.

- Mais non, je m’expliquerai en racontant avoir voulu l’aider à te maîtriser. Est-ce de ma faute s’il m’a pris pour ton complice? Lucifer va lui rire en pleine figure s’il prétend que je voulais venir en aide à un humain. Puisque je fais partie de la grande famille des malfaisants au même titre que mon oncle Belzébuth, ce maudit diable malheureux n’osera même pas porter plainte contre moi.

- Je te remercie tout de même de m’avoir délivré de cet adversaire qui voulait me jeter en bas de la cheminée. Crois-tu que tes petites ailes seraient suffisantes pour détourner la fumée vers la capitale?

- Oui, je peux les faire battre si vite quand je le veux que je déplace des cailloux sur le sentier qui mène à l’école des petits puants.

- D’accord, je vais donc introduire mon chemisier dans la cheminée afin de laisser uniquement un petit trou comme ça! Tu vois, ce mince filament de fumée te sera facile à pousser vers la ville. Pendant que tu vas poursuivre ton travail, je vais me rendre sur Terre un court instant pour y trouver de quoi te rendre célèbre.

Le petit diable battit rapidement des ailes en rêvant déjà de sa future gloire. Paichel disparut comme par enchantement et revint bientôt en tenant un purificateur d’air vraiment efficace pour une cheminée.

- Regarde Tison ce que je tiens dans mes bras. Avec ce puissant purificateur vraiment populaire à une époque où les villes étaient très polluées, il te suffira de l’introduire au sommet de la cheminée. Ce purificateur va éliminer jusqu’à quatre-vingt-quinze pour cent de l’odeur en laissant s’échapper uniquement une fumée blanche.

- Hum, celle-ci ne pourrait être noire?

- Noire? Mais qui voudrait croire qu’un purificateur fonctionne bien si la fumée en sort encore noire?

- Les démons de l’enfer aiment la fumée noire. Tu devrais utiliser tes pouvoirs pour qu’elle demeure noire après sa purification. Tu veux bien me passer rapidement ce purificateur, mon ami?

Paichel lui remit le purificateur qui possédait la forme d’une ampoule électrique et le petit démon rouge le fixa solidement au sommet de la cheminée. Il réalisa avec grand plaisir que l’odeur nauséabonde ne passait plus. Après avoir prouvé au petit cornu que son purificateur d’air était efficace, Paichel le retira avant de dire à Tison excité par ce miraculeux objet :

- Tu as vu comme moi qu’il est très efficace. Il faudra à présent le cacher soigneusement jusqu’au moment où Lucifer voudra solutionner le problème de sa manufacture d’allumettes.

- C’est moi qui lui apportera mon invention? Crottes de damnés, je vais être la vedette de l’enfer au même titre que les inventeurs de bombes bactériologiques?

- Ces gens-là sont très bien vu en enfer?

- Oui, ils vivent tous dans les quartiers riches de la ville. Lorsque je serai célèbre, je pourrai me permettre d’ouvrir avec mon père cette boutique de jupons qui fera damner les passantes lorsqu’elles les verront dans la vitrine sans pouvoir les porter.

- C’est comme les tavernes, n’est-ce pas? On peut en voir partout en enfer, mais personne n’a le droit de boire?

- Oui, c’est un monde parfait pour déprimer le moral des gens.

- Je pense que ton purificateur saura tout de même remonter celui des pauvres agriculteurs de choux. Je vais devoir disparaître dès que tu auras trouvé un endroit sûr pour le cacher. Je ne voudrais pas que des mauvaises langues prétendent que Paichel soit mêlé à ton invention.

- Et si personne ne veut me croire?

- Sois sans inquiétude, je vais demeurer invisible pendant que tu feras ta démonstration. De toute manière, je devrai intervenir pour empêcher la fumée de sortir blanche. Cela serait suffisant pour qu’on interdise ton invention.

- Es-tu certain que le véritable inventeur n’est pas l’un des damnés de l’enfer? Si c’est le cas, il va sûrement me causer des ennuis!

- Dis-moi ce qui est écrit sur l’étiquette qui se trouve sur le côté de l’appareil?

- C’est simplement écrit : fabriqué au Japon.

- Tu es certain de cela? Regarde encore, Tison.

Le petit diable sourit aussitôt en lisant : fabriqué par Tison, royaume de l’enfer. Il regarda Paichel qui venait de faire un petit geste au-dessus de l’étrange objet :

- Tu es un grand magicien, crotte de damnés!

- Sûrement le plus puissant de tout le royaume de Féerie si tu tiens à le savoir.

- L’enfer n’est pas au pays des fées, niaiseux!

- Je pense qu’il s’y trouve depuis que j’ai souhaité conserver le souvenir de deux anges fugueurs que j’aimais bien.

- Tu veux dire que je suis demeuré dans tes souvenirs comme Angélo?

- Hé oui, je tenais à me rappeler mes petits amis qui passèrent l’Halloween un certain soir en ma compagnie et celle de l’agent Leblanc. Les seuls souvenirs que j’ai effacé sont ceux qui m’ont vraiment déplus au cours de mes missions sur Terre.

- Je ne suis pas un mauvais souvenir même si je suis un diable de l’enfer?

- Tu es un petit mal élevé à cause de ta mauvaise éducation. Cependant, je te trouve très attachant. Tu n’est pas vraiment méchant, mais simplement barbare comme ceux de ta race. Le preuve est que tu n’as pas hésité un seul instant à venir me secourir au sommet de la cheminée. Ne rougis pas ainsi, c’est la vérité.

- Tu dis cela, mais c’est évident que tu préfères Angélo. C’est un ange du ciel et lorsqu’il se regarde devant un miroir, il ne se trouve pas laid comme moi.

- Voyons, c’est normal qu’un démon se trouve laid avec ses cornes et ses ailes pointues. Par contre, tu es intelligent. Cela ne peut se voir sur un miroir.

- Mais Angélo parle bien et ses ailes sont toutes blanches. C’est évident que j’en suis extrêmement jaloux, tu sais!

- J’aimerais que tu te souviennes toujours de ce petit dicton lorsque tu t’imagineras que les anges sont plus intelligents que les diables :

Ce n’est pas d’avoir deux belles ailes
Qui font d’un ange une lumineuse cervelle

Le grand jour arriva pour Tison lorsque les dignitaires crièrent d’indignation en reniflant cette odeur de soufre qui faisait suffoquer tout le monde de l’enfer. Le petit diable se jeta aux pieds de Lucifer pour lui proposer son invention. Il va sans dire que celui-ci se moqua de lui en le repoussant du pied. Belzébuth s’empressa de défendre son jeune neveu en demandant à son maître de laisser au moins la chance à Tison de lui démontrer son savoir-faire. L’autre leva le petit doigt devant le jeune inventeur pour lui faire comprendre qu’il lui accordait un seul essai. À son grand plaisir, Tison lui fit la preuve de l’efficacité de son purificateur. Paichel demeurait invisible devant la haute cheminée afin de se servir de ses dons de magicien. Une grosse fumée noire sortait de cette étrange tour en forme de cratère et personne ne fut ensuite ennuyé par cette sale odeur. Les diables dansèrent en enfer et Tison devint rapidement la nouvelle vedette de l’heure. Paichel aurait bien voulu demeurer là puisqu’il est vraiment rare de voir des diables heureux. Mais il se réveilla lorsque l’odeur d’un vieux chou qu’il avait oublié sous sa couchette plusieurs jours auparavant le força à s’en débarrasser avant de retourner dormir pour le reste de la nuit.

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